dimanche 19 août 2012

Descartes et l'unité de l'homme. Une lecture psychosomatique.

Le dualisme dont Descartes(1) porterait l'entière responsabilité hante encore au XXIe siècle les traités de psychosomatique (2) et de neurosciences (3). Tout se passe comme si le philosophe avait bâti un mur infranchissable entre l'âme et le corps en leur attribuant une substance radicalement différente. L'âme est immortelle et le corps une machine pourvue de données spatio-temporelles. Descartes avait pourtant balayé d'un revers de bon sens une scholastique en faillite - selon la formule de Louis Rougier (4) - après cinq siècles de recherche d'une hypothétique union de la foi catholique et de la philosophie d'Aristote. Et il aurait créé un problème du même ordre : une irréductible dichotomie ! A moins de mettre tout par terre et de tenter de penser l'unité de l'homme autrement, le dualisme cartésien ainsi résumé ne permet aucune réconciliation. Ni philosophique, ni neurobiologique, ni psychosomatique.
Dans ces trois conceptions de la dualité de l'homme, le corps s'appréhende toujours comme de la matière. En revanche, l'âme se confond avec l'esprit et une pensée réduite à la pensée rationnelle. Cela n'en facilite pas la compréhension. Pourtant, Descartes, grâce à une introspection génialement conduite, a décrit un fonctionnement cognitif à la fois bien plus riche et bien plus proche des découvertes neurobiologiques que ne le soutenait Antonio Damasio (5). Malgré tout, l'âme immortelle logée dans la glande pituitaire où circulent les esprits animaux portant l'information dans tous les recoins du corps (2-3) reste un poncif d'actualité.
Les traités de cardiologie, eux, ne citent plus depuis bien longtemps les gouttes de sang capables de manœuvrer les valves cardiaques ou le réchauffement du sang par le cœur. Bien évidemment, Descartes a expliqué avec une imagination liée à sa culture ce qu'il ne pouvait ni voir ni expérimenter avec les moyens de son temps ; comme tout chercheur-théoricien à toute époque et bien qu'il se méfiât de son imagination plus galopante encore que les esprits animaux. Dans le Discours de la méthode de 1637, il intègre difficilement la découverte de la circulation sanguine par Harvey en 1629. Il peine à imaginer le passage du sang dans le cœur, parce que son savoir anatomique découle d'expériences de dissection sur des animaux saignés dont les artères sont vides.
Les déductions du Descartes de 1637 restent fondamentalement appuyées aux connaissances et à la façon de lire le monde de son siècle. Son discernement dépend de sa culture même s'il pense faire table rase de celle-ci pour lui préférer la lumière naturelle du bon sens. Bien que cela se comprenne parfaitement pour le fonctionnement cardiovasculaire, ou pour ses déductions issues de la génération spontanée des rats, des mouches et des sauterelles, les esprits animaux, eux, galopent toujours. La pensée de Descartes reste généralement réduite à cette séparation drastique du corps et de l'âme, comme si cette impasse métaphysique convenait à la pensée occidentale depuis le XVIIe siècle.
Le psychosomaticien Sami-Ali et le neurobiologiste Jean Delacourt reprochent tous les deux la même chose à Descartes. Il a séparé l'âme et le corps en en faisant deux substances irréconciliables. Depuis, d'autres philosophes Malebranche, Leibniz, Spinoza ont cherché, chacun à sa manière, à résoudre cette dichotomie au lieu de la remettre en cause [(2) p.27]. En revanche, aujourd'hui, la psychologie « mentaliste » héritière du cartésianisme, considère les états mentaux irréductibles aux états d'un corps appartenant à une autre réalité [(3) p.15], alors que la médecine « organiciste » appréhende les états du corps indépendamment de la réalité mentale. La cause d'un état du corps est un autre état du corps. La raison d'un état mental est un autre état mental. Expliquer l'interaction de deux substances aussi radicalement différentes se complique de plus en plus avec l'avancée des connaissances de chaque camp [(3) p.15]. La séparation de l'esprit et du corps s'entérine tous les jours dans la culture, dans les sciences et dans les prises en charge thérapeutiques. Descartes a détruit une unité impossible à restaurer à moins de faire appel à Dieu comme garant de la relation âme-corps, ce qui, comme disent à juste titre, Jean Delacourt et Sami-Ali, n'est évidemment pas une réponse satisfaisante.
En 1628, dans les Règles pour la direction de l'esprit, Descartes défend toutes les facultés de l'homme, « l'entendement » évidemment, mais aussi les sens, l'imagination, l'intuition et la mémoire. Croire en Dieu est alors un acte de volonté et la sagacité humaine, grâce à une bonne méthode intuition-déduction inspirée de la clarté mathématique, viendra à bout de la connaissance du monde. En 1637, dans le Discours de la méthode, il commence par poser les bases de sa métaphysique. Il feint n'avoir aucun corps et qu'il n'y ait aucun monde. Il peut douter de tout mais pas de penser qu'il doute. « Je pense donc je suis ». L'âme est immortelle. Dieu existe. Ensuite seulement, la méthode ouvre la porte à la liberté scientifique.
Entre la rédaction des Règles en 1628, non publiées, et la publication du Discours en 1637, il y a eu la condamnation de Galilée (1633). Non seulement le savant italien défendait l'héliocentrisme copernicien pourtant mis à l'index en 1616, mais il y ajoutait le mouvement de la terre. Ces thèses contraires à la physique « naturelle » d'Aristote contredisaient aussi l'interprétation des Écritures. Galilée est condamné à la prison à vie et ses écrits rejoignent ceux de Copernic, à l'index. Ils y resteront encore un peu plus de cent ans. Ce n'est qu'en 1992 que Jean-Paul II admettra la mauvaise interprétation des Écritures par les théologiens de l'époque. Cela montre la puissance d'un dogme et de son bras armé, l'Inquisition.
Au XVIIe siècle, en Europe, on ne peut pas penser en dehors de Dieu, pas plus chez les protestants que chez les catholiques, sous peine de finir sur le bûcher comme Giordano Bruno, excommunié par tous les partis. Le problème n'est pas d'être obligé de recourir à Dieu pour se sortir des contradictions, le problème est de s'autoriser à penser sans lui, à l'écrire et à le publier. Le Deus ex machina, Dieu, préexiste à la pensée de Descartes non pas comme une entité responsable de l'existence du monde extérieur, de l'âme, du corps et de leur union, mais comme une évidence historico-socioculturelle. L'athée n'a pas droit à l'existence. Pour Descartes, le problème théorique n'est pas « Que fais-je du corps ? » Au quotidien, l'unité humaine de l'âme et du corps ne lui pose pas question. Descartes vit en bonne intelligence avec son corps et son imaginaire. Il est attentif à lui-même. Son introspection et sa qualité d'expression nous le montrent. Non, le problème de Descartes, comme de Malebranche, de Spinoza et de Leibniz, c'est : « Que fais-je de Dieu que je ne peux pas escamoter ? ». La preuve de l'existence de Dieu ne sert pas à sortir de l'impasse d'une pensée incapable d'appréhender la réalité de l'unité de l'être humain. La preuve de l'existence de Dieu et de son corollaire l'immortalité de l'âme, est l'impasse qui préexiste à la pensée de l'époque.
Pour protéger sa physique et sa méthode, Descartes avance masqué comme il le dit lui-même et avec une certaine ironie comme dit Fernand Hallyn (6). Commencer par la métaphysique lui évitera peut-être les condamnations malgré les accusations inspirées par ses textes. C'est pourquoi, en 1634, après la condamnation de Galilée et bien que le décret ne paraisse pas en France, Descartes renonce à la publication de son Traité du monde et de la lumière défendant l'héliocentrisme. Trois ans plus tard, sort en français le Discours de la méthode inauguré par une métaphysique qui, afin de prouver l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu, diviserait pour trois siècles l'étude scientifique de l'homme. 
Tant que l'Église a eu le pouvoir sur la réalité des découvertes, on peut comprendre que les philosophes et les scientifiques continuèrent de parler de corps et d'âme. Cette dernière appartient à l'immortalité, à Dieu et donc à la croyance de chacun. En revanche, à l'époque contemporaine, a fortiori au XXIe siècle et pour ce qui concerne la psychosomatique, il faudrait peut-être parler d'esprit ou de conscience, utiliser un mot qui n'appartienne ni à la religion ni à la philosophie mais à la science et dépasser les questions métaphysiques. C'est-à-dire penser sans ces dernières. Descartes, plus libre dans ses lettres et ses entretiens que dans ses publications, enjoint Elisabeth en 1643 et Burman en 1648, d'abandonner ce questionnement.  « Il est nécessaire d'avoir compris une fois en sa vie  les principes métaphysiques qui nous font connaître Dieu et notre âme », connaissance qui relève de l'entendement pur, pour se consacrer ensuite à la science où l'entendement agit avec les sens et l'imagination. Sous-entendu, ne perdez plus de temps avec la métaphysique, occupez-vous de comprendre le monde!
Tout au long des siècles, Descartes a été utilisé à chaque étape de l'évolution de la pensée occidentale. L'héritage de cette pensée réduite se traduit par la récurrence d'un raisonnement usé jusqu'à la corde qui ne rend ni hommage à l'homme pour ce qu'il a ouvert dans les esprits, ni justice aux avancées réelles des connaissances de la conscience. La pensée tourne en rond dans une impasse dont le propre est de ne pas pouvoir être résolue. Comme dit Descartes à Elisabeth : « Il est impossible à celui qui a bien médité sur la séparation de l'âme et du corps de concevoir leur union. Il faudrait voir en une chose ce qui a été compris en deux, et « cela se contrarie ». C'est en comprenant comment et pourquoi Descartes l'a construite que l'on peut dissoudre cette problématique et repartir sur d'autres bases.

  1. Descartes René, Œuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953.
  2. Sami-Ali, Penser l'unité. La psychosomatique relationnelle, L'esprit du temps, 2011
  3. Delacour Jean, Conscience et cerveau. La nouvelle frontière des neurosciences, De Boeck Université, Bruxelles, 2001.
  4. Rougier Louis, Histoire d'une faillite, la scholastique, 1962.
  5. Damasio Antonio, L'erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, Paris, 1994.
  6. Hallyn Fernand, Descartes : dissimulation et ironie, Droz, Genève, 2006.

vendredi 6 juillet 2012

Donner une place à la critique constructive


Nous sommes tous des héritiers

Aucune pensée n'émerge ex nihilo. Même les intuitions dont nous sommes le plus fiers concernant le fonctionnement humain sont une autre manière de considérer une problématique de toujours. Une théorie se construit sur un état des lieux. Quand elle n'est pas pure spéculation intellectuelle, elle se soumet à la possibilité d'une réfutation tant sur le plan logique que sur celui de la réalité. Une théorie psychosomatique n'échappe pas à ces règles. Elle doit rendre compte au plus près de la réalité des rapports entre le corps et l'esprit et décrire les états pathologiques afin de favoriser leur compréhension et leur prise en charge. Elle reçoit en retour une validation clinique qui l'affine ou la réfute.
On n'explique pas scientifiquement comment s'effectue "le saut mystérieux du psychique dans le somatique" ni comment la pensée devient une propriété émergente de l’activité neuronale. L'impossibilité actuelle de décrire intimement ces fonctionnements n'empêche pas d'en constater les conséquences même si nous en sommes réduits à considérer les rapports corps-esprit comme une boite noire, contenue dans une autre boite noire qui masque les jeux d'interdépendance d'un organisme et de son monde relationnel.
Deux chemins s'offre à une théorie cherchant à rendre compte de la réalité sensible des situations psychosomatiques et relationnelles. Elle peut essayer de faire la synthèse des savoirs de champs différents, comme le modèle bio-psycho-social par exemple qui juxtapose des connaissances médicales, psychologiques non psychanalytiques et psychosociales. Ou comme la psychosomatique de l'Ecole de Paris qui intègre les maladies organiques dans la théorie psychanalytique. Il s'agit alors de penser des liens entre des champs que la culture occidentale a séparés depuis toujours.
En prenant les choses par l'autre bout, une théorie peut tenter de penser une unité de l'Homme non pas perdue sur le plan du réel mais fragmentée sur le plan de la pensée et inexistante dans un langage reflet de cette fragmentation. Tel est le but de la théorie de psychosomatique relationnelle initiée par Sami-Ali. D'autres savoirs conçoivent l'unité psychosomatique d'une manière unifiée, dynamique et cosmogonique comme la médecine chinoise ou la médecine indienne Ayur-Védique. Nous n'avons pas l'habitude de penser comme cela en Occident. Nous avons appris à voir et à réfléchir dans un contexte qui masque une réalité et rend sa description difficile.
Une théorie est aussi un corpus de concepts liés entre eux par une idée maîtresse. En psychosomatique comme ailleurs, ces concepts sont un outil pour décrire une réalité, penser et communiquer une expérience. Ils n'entretiennent pas d'illusion : le concept n'est pas le phénomène comme le mot n'est pas la chose. Il est simplement évocateur, précis jusqu'à ce qu'un plus précis encore le remplace. Dans la construction d'une théorie psychosomatique falsifiable au sens de Popper, conceptualiser ne consiste pas à créer des néologismes et à nommer tout ce que découvre ou redécouvre chaque auteur mais à observer finement le plan clinique et à le décrire. La construction évolue dans le temps, certaines parties deviennent obsolètes parce que la compréhension du phénomène s'affine et s'étend grâce au partage d'expériences mais aussi grâce à l'exercice permanent d'une observation sans cesse plus pointue.
Une théorie psychosomatique se conceptualise à plusieurs niveaux. Le plan intellectuel et philosophique au sens logique. Le plan pratique et méthodologique au niveau de la thérapeutique. Mais surtout le plan de l'introspection personnelle. Savoir reconnaitre que l'on ne comprend pas c'est déjà s'ouvrir à une autre vision des choses. Que ça soit vis à vis de patients que de la théorie elle-même. Interroger une théorie oblige à accepter de changer. On peut se contenter de se saisir des concepts de manière uniquement intellectuelle, les décoller du plan du réel pour les utiliser, les rejeter ou les triturer pour les renommer et les faire correspondre à l’attente que l’on a du monde. On peut aussi se confronter à l'expérience des autres, guidé par une recherche intime de la vérité pour affiner sa connaissance du monde.
Alors apprendre c'est penser, c'est à dire construire une conception du monde qui tend à se rapprocher le plus possible de la réalité sensible. Et accepter que notre pensée soit une synthèse d'expériences plus ou moins valides, les nôtres, mais celles aussi des Maitres que nous avons suivis, des auteurs que nous avons lus, des collègues avec qui nous avons partagé et surtout des patients dont nous apprenons tous les jours.
Cette tentative d'approche, de description et de compréhension de la réalité humaine ne peut se construire sans exercice de critique, avant tout de notre propre pensée mais aussi de ce qui est soumis à notre discernement.
J'ouvre les pages de ce blog à qui s'intéresse au partage des expériences cliniques et aux réflexions théoriques dans un esprit constructif.